Le Monde
Thomas Wieder, 18 décembre 2009


Les exercices d’écriture du bagnard Alfred Dreyfus Pendant sa captivité à l’île du Diable, d’avril 1895 à juin 1899, Alfred Dreyfus n’a pas cessé d’écrire. Certains de ses textes sont connus depuis longtemps. C’est le cas de son journal, paru en 1901 et plusieurs fois réimprimé (Cinq années de ma vie, La Découverte, 2006. C’est aussi le cas des lettres qu’il échangea avec sa femme, Lucie. Publiée en partie dès 1898, cette correspondance a été récemment rééditée, pour la première fois dans sa quasi intégralité, par l’historien Vincent Duclert (Écris-moi souvent, écris-moi longuement…, Mille et Une nuits, 2005). Un journal, des lettres… la liste ne s’arrête pourtant pas là. Car durant son exil au large de la Guyane, le capitaine condamné pour trahison par le conseil de guerre a également noirci, de son écriture fine et élégante, les pages de trente-cinq cahiers. Sur le total, seuls quatorze ont été conservés. Légués à la Bibliothèque nationale de France en 1923, ils n’avaient jamais été édités. C’est désormais chose faite grâce à Pierrette Turlais, de la BNF, qui a eu la générosité de les rendre accessibles en ligne gratuitement, en les accompagnant d’un important appareil critique, sur le site d’Artulis, la petite maison qu’elle a fondée en 1998 (www.editionsartulis.fr).

Soutenu par les Fondations Edmond et Benjamin de Rothschild, ce projet, qui s’accompagne d’une superbe édition papier à tirage limité (Cahiers de l’île du Diable, 300 exemplaires sous coffret d’étain, 190 euros), éclaire ce que fut le quotidien du capitaine Dreyfus pendant sa captivité. Enfermé dans une case entourée d’une palissade qui l’empêchait de voir la mer, surveillé en permanence par une dizaine de gardiens à qui il n’avait pas le droit d’adresser la parole, mis aux fers chaque nuit, Dreyfus n’exagérait pas quand il disait avoir vécu durant cinq ans « retranché du monde des vivants ».

C’est de cette solitude insupportable que témoignent ces cahiers. Celle d’un homme qui, pour tuer le temps et ne pas sombrer dans la folie, passait ses journées à faire des exercices d’anglais et de mathématiques ‒ il était polytechnicien ‒, ou à recopier des pages entières de livres et de revues.

Constellés de plus de 25 000 petits dessins, tous élaborés sur le même modèle, mais dont le sens reste énigmatique (on pense à des cervelles, des fleurs, parfois à des diablotins), ces 500 feuillets ne contiennent guère d’allusions aux ennuis judiciaires de leur auteur, qui préférait recopier Montaigne ou Shakespeare plutôt que de s’épancher sur son sort.

Cette pudeur rend d’autant plus bouleversantes certaines phrases. Comme celle-ci, écrite fin 1898 et placée entre un texte consacré à Corneille et un autre à George Sand : « Je n’arrive plus à dormir ‒ la pensée de ma chère femme, de mes enfants, de tous, s’est tellement ancrée dans ma tête qu’elle ne saurait plus en sortir. Je voudrais avoir un pouvoir surhumain pour jeter un coup d’œil sur ceux qui me sont chers. »